XIXe siècle : La sororité des blanchisseuses

Nous commençons à toucher un peu plus au but. Nous reproduisons ci-dessous l’extrait à propos de l’évolution du métier de blanchisseuse au XIXe d’un article de l’historienne Michelle Perrot portant sur le genre de la ville.

Perrot Michel. Le genre de la ville. In: Communications, 65, 1997. L’hospitalité. pp. 149-163

L’extrait est court et décrit pour beaucoup l’évolution durant la 3e République, donc après La Commune de Paris, mais il nous indique tout de même plusieurs choses sur la période qui intéresse directement : la place de la blanchisseuse en lien avec la révolution industrielle – elle est l’ouvrière qui permet aux productions de vivre une fois vendue ; les liens sororelles entre les blanchisseuses. En mettant l’accent sur la disparition du métier, Perrot signale les fêtes, dont nous avons déjà parlé, mais aussi les solidarités entre les blanchisseuses, confirmant une intuition que nous avions.

 

“« Un espace féminin type : le lavoir.

Entre les femmes et l’eau, le lien est immémorial. Il est renforcé au XIXe siècle par le souci du linge, clef d’une première révolution industrielle essentiellement textile, souci rendu plus obsédant par l’exigence d’une propreté encore largement illusoire en raison de la faiblesse des équipements. L’impossibilité de stocker le linge sale — comme on le fait à la campagne, où les grandes « buées » ne se produisent que plusieurs fois par an – oblige les femmes à des lessives quasi hebdomadaires, voire plus fréquentes. La lessive s’insinue dans leur emploi du temps, et le lavoir dans leur pratique quotidienne.

Traditionnellement, les lieux de lessive étaient très dispersés. On lave partout où il y a de l’eau, au fil des rivières, aux fontaines, auprès d’un puits, voire dans une flaque. Mais cette dissémination fait place à une politique plus volontariste de concentration. Premier stade : les bateaux lavoirs, en bordure de Seine, délimitation d’un espace spécifique du lavage. On en compte plus de soixante en 1880. Mais déjà les urbanistes du second Empire ont entrepris de les éliminer pour des raisons économiques — ils gênent l’extension des docks et le trafic fluvial — et sociopolitiques : on veut désengorger le centre de Paris au profit des quartiers périphériques. D’où la construction de lavoirs dits « de terre ferme ». Le peuple, les femmes surtout, quitte la Seine et la perd.

Le lavoir de terre ferme est un espace organisé. Dans sa configuration externe : sous la Troisième République, on y plante un drapeau, symbole de l’alliance entre la République et l’eau ; dans sa structure interne, fondée sur une division des opérations ; dans sa discipline — le maître du lavoir est un homme —, ses horaires, ses techniques.

Mais c’est aussi — surtout ? — un lieu d’hospitalité et de sociabilité pour les femmes, qui attendent du lavoir tout autre chose que le blanchissage du linge. On le mesure, par exemple, à travers le roman populaire de Jules Cardoze, La Reine du lavoir (Paris, 1893 ; édition illustrée de 1 396 pages), qui décrit de façon très vivante la vie quotidienne d’un lavoir à la fin du siècle. Il s’y passe beaucoup de choses : entre les femmes (ici, l’adoption par le lavoir de l’enfant naturel d’une mère abandonnée, Jenny, qui devient l’enfant du lavoir), entre elles et l’extérieur. A la pause de midi, les chanteurs ambulants font danser les ménagères, tandis que le placier en photographie vient leur proposer, à l’aide d’accessoires, une image transfigurée d’elles-mêmes qui participe aux nouvelles présentations de soi qui, telle une houle, parcourent cette fin de siècle.

Le lavoir apparaît, lui aussi, comme un lieu ambivalent. Centre d’une réelle solidarité féminine — matérielle (on y quête pour les femmes dans le « pétrin »), affective, culturelle -, d’une culture populaire de quartier dont les blanchisseuses et les ménagères sont un des piliers (ainsi, elles animent les fêtes de la mi-carême, la fête des laveuses), le lavoir est aussi un moyen d’éducation de l’espace-temps de la ménagère, que les organisateurs estiment excessivement morcelé, fluide, irrationnel. Ils déplorent ce temps perdu, et c’est par le biais de la lessive qu’on a commencé à réfléchir au budget-temps de la ménagère et à une rationalisation possible de la production domestique. La mécanisation et l’aménagement des lavoirs sont tentés à Paris sous le second Empire. Dans le quartier du Temple, on installe à grands frais un lavoir copié sur des modèles anglais ; ce sera un échec parce que, séparées les unes des autres par des cloisons délimitant de petites cases individuelles, les femmes ne pouvaient plus parler entre elles. Bel exemple d’une résistance féminine à une forme d’hospitalité urbaine qui ne leur convient pas. La mécanisation des lavoirs se poursuit néanmoins dans la seconde moitié du XIXe siècle, mettant progressivement fin au lavoir comme lieu de femmes. Dans les lavoirs mécanisés, les machines sont confiées à des hommes : les femmes perdent le contrôle des opérations du lavage et circulent dans un espace-temps dont elles n’ont plus la gestion ni la jouissance.

Le lavoir, lieu de sociabilité des femmes, devenu le moyen de leur socialisation, constitue un observatoire privilégié des modes d’hospitalité urbaine.”

 

L’illustration est la blanchisseuse par Toulouse Lautrec, 1884.

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