Pastille n°2 : 10 mai 1871, et la Canaille prit les Tuileries
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Et la Canaille prit les Tuileries
Mymytchell : Qu’est-ce que tu fais Anouk ?
Anouk : Je sifflote La Canaille pour les 150 ans de la Commune. Mars 2021.
Mymytchell :Euh non .
Anouk : Ben fais le toi. [Mymytchell sifflote très bien] Bon de toute façon, tu vas encore me dire qu’on ne l’a pas chantée pendant la Commune ?
Mymytchell : Ahah. Si, tu veux en apprendre un peu plus ? Elle a bien été chantée, par une femme d’ailleurs, dont je t’ai déjà parlé : Rosa Bordas.
Anouk : Oui, je me rappelle mais tu vois je l’avais oubliée parce que quand j’ai été cherché dans le dictionnaire de la Commune de Bernard Noel, je ne l’ai pas trouvée.
Mymytchell : As-tu cherché au bon endroit ? Hum. Tiens voici son nom à la rubrique chanson « Durant la Commune, l’une des chansons les plus populaires fut la canaille, qui valait un immense succès à son interprète, Rosa Bordas ».
Anouk : D’ailleurs, malgré ses paroles, j’associe la chanson aux femmes. Mais ça manque d’informations quand même. Tu sais des choses toi sur Rosa Bordas ? Est-ce son vrai nom ou un nom de scène ?
Mymytchell : Bordas c’est son nom de femme mariée. Rosa c’est le diminutif de Rosalie. En tout cas, c’est drôle ce que tu dis sur les femmes parce que du coup, mon interprétation préférée est celle de Francesca Solleville, qui reprit de nombreux chants révolutionnaires et rythma la vie musicale des enragés des années 50 à 70. Dans mon esprit c’est comme si elle était la réincarnation de Bordas.
La Canaille par Francesca Solleville
Anouk : C’est quoi les instruments derrière elle ?
Mymytchell : Une caisse claire, et il me semble guitare et basse et un piano qui fait des commentaires mélodiques, c’est-à-dire des petites notes.
Anouk : Tu crois que c’était l’interprétation de l’époque ? Je m’entrainais avec la version de Rosalie Dubois, une autre chanteuse révolutionnaire.
La Canaille par Rosalie Dubois
Mymytchell : Impossible à dire qui est la plus proche mais peu probable qu’aucune n’y ressemble, déjà la basse n’a été inventée qu’au début du XXe siècle. Solleville et Bordas, Ce qui me fait les identifier c’est la gouaille de Solleville puis elle a une formation lyrique même si elle s’éloigne de cette forme chantée, or La Bordas était plutôt une chanteuse lyrique et si on a retenu son nom, c’est justement pour ses interprétations magistrales. Regarde ce qu’en dit le journal officiel de La Commune à la suite du concert du 10 mai : « Mme Bordas, qui a chanté deux chansons de circonstance, avec sa verve accentuée et communicative, et qui a été écrasée de bravos enthousiastes dans La Canaille, exigée et bissée avec frénésie… Enfin l’orchestre, après avoir joué par intermittence, a terminé par la Marseillaise, dans toute son ampleur musicale. »
Anouk : c’est marrant, ils faisaient des comptes-rendus des concerts dans le journal officiel. En tout cas, ça a associé la chanson et sa chanteuse.
Mymytchell : Alors même qu’on manque d’enregistrement de cette époque. Mais c’est vrai qu’en l’occurrence, ses auteurs ne sont pas restés très connus contrairement à Clément ou Pottier. Elle a été écrite par un certain Alexis Bouvier, qui avait été ouvrier ciseleur mais a percé comme chansonnier et mise en musique par Joseph Darcier. Alexis Bouvier publie des textes divers et va faire sa célébrité dans le roman populaire, quant à Darcier c’est un compositeur florissant durant tout le XIX. En fouinant, j’avais même retrouvé des nécrologies de ces deux-là parues dans la presse.
Anouk : Ah oui, qu’ont-ils fait d’autre ?
Mymytchell : rien de rester très célèbre. Et même La Canaille c’est un peu la postérité malgré eux, la chanson date de 1865, ils ne l’ont pas conçue comme un chant politique, ça explique peut-être que ce soit l’interprète qui y soit resté associée.
Anouk : Tu veux dire qu’ils n’étaient pas communards ?
Mymytchell : Aucune trace de ça, peut-être étaient-ils républicains. Mais la politique était probablement une affaire lointaine pour eux. En revanche, La Bordas était républicaine et s’était mise en danger en chantant la Marseillaise en 1870. D’ailleurs, elle avait une façon très symbolique de la reprendre. Pendant la Commune, elle entamait la chanson en toge blanche telle la Marianne, et finissait affublée d’un drapeau rouge. Peut-être est-ce elle qui a donné son caractère révolutionnaire à la Canaille.
Anouk : cela dit Canaille ça fait pas révolutionnaire. Ça fait penser à Vieille Canaille de Gainsbourg ou Paris Canaille de Léo Ferré. C’est mignonou quoi.
Mymytchell : oui mais à l’époque c’est un des mots des journaux Versaillais avec Populace ou Crapule pour insulter le peuple. Le reprendre c’est rendre dérisoire les insultes versaillaises.
Anouk : d’ailleurs ça me rappelle un texte que j’ai lu dans le journal officiel où on peut suivre la Commune au jour le jour :
« Cette canaille que vous conspuez, pour laquelle vous n’avez pas assez d’insultes, que vous accusez de pillage et d’assassinat ; cette canaille que vous voudriez voir balayer par le canon, savez-vous ce qu’elle est, ce que vous lui devez ? … Vous tous, tant que vous êtes, qui vous a faits hommes libres, citoyens ? La canaille de 1789, de 1830, de 1848… C’est elle qui fait les révolutions et sans en profiter. Qu’y gagne-t-e la canaille ? La misère, la haine de ceux qu’elle sert, parfois l’exil, souvent la mort… Vous ne souvenez pas même que vos pères faisaient partie de cette canaille, et vous ne songez pas que vous en feriez partie vous-même, mais sans gloire, si vos pères, avaient été aussi égoïstes que vous. »
Publié le 25 mars 1871, pas de nom, juste la mention « Un Républicain de 20 ans ». 25 mars, donc quelques jours après le 18 mars, le peuple s’est emparé des canons et le gouvernement fuit à Versailles. Les arguments s’affûtent. Canaille, ça réunit un peu la classe ouvrière ?
Mymytchell : il me semble, regarde les paroles :
C’est l’homme à la face terreuse
Au corps maigre, à l’œil de hibou,
Au bras de fer à main nerveuse
Qui sortant d’on ne sait pas où
Toujours avec esprit vous raille
Se riant de votre mépris
Anouk : Il parle aussi du travail et de la fierté du métier, thématique courante chez les ouvriers de cette période. Et la bohême des artistes, c’est bateau… Mais le fait est que la plupart des artistes ne sont pas très riches à l’époque. Faudra qu’on reparle d’ailleurs des artistes en soi pendant la Commune. Mais La Canaille a donc été identifiée à une chanson du peuple, mais elle le sublime, ce n’est pas un tract politique. Elle transcende d’ailleurs les époques, j’ai souvenir qu’on la chantait pendant les mouvements étudiants en 2006 et 2007.
Mymytchell : on reprenait alors Les Amis de ta femme. Ou la version RAP du groupe La Canaille justement ? Pourquoi t’apprend pas celle-là d’ailleurs ?
La Canaille par le groupe La Canaille
Anouk : Tu penses que j’ai plus de chance de savoir rapper la Canaille que de la jouer au piano d’ici mars 2021 ?
Mymytchell : C’est plutôt que si tu y regardes de près, les deux textes ne sont pas tout à fait les mêmes. La Canaille, le groupe, ne reprend pas le couplet qui fait référence à La Marseillaise et à 1793 mais aussi à la vieille France en la remplaçant par le Peuple. Ils disent « Enfin c’est une armée immense, vêtue en haillons et sabots, qu’à bout de souffrance le Peuple appelle sous les drapeaux » au lieu de « Enfin, c’est une armée immense, Vêtue en haillons, en sabots, Mais qu’aujourd’hui la vieille France, Les appelle sous ses drapeaux ». Ils ont bien fait je pense d’évacuer ce côté nationaliste.
Anouk : Nationaliste ? Tu es sûre ? 1793, c’est la révolution, la mort du roi, la terreur, c’est révolutionnaire pas nationaliste. Et la Marseillaise, ramenée dans son contexte, c’est une chanson interdite sous le Second Empire, cette dictature qui sépare la deuxième et la troisième République. C’est une chanson républicaine mais au sens révolutionnaire. On peut trouver les références datées, mais pas nationalistes ! Je pense que l’auteur était au moins inspiré de la révolution de 1848, qui tirait ses références dans la Révolution française. 1848 contrairement à La Commune fut soutenue par beaucoup d’artistes Cette chanson c’est l’incarnation du peuple entendre sous le mot à la fois les pauvres et le peuple politique – les citoyens.. On est au début d’une réflexion sur la conscience de classe, cette idée que parce qu’on partage une condition, on doit partager un objectif politique.
Mymytchell : l’art transcende la politique. C’est peut-être l’histoire de la Canaille, les auteurs voulaient divertir et raconter une histoire, mais une interprète en a fait un hymne politique. Eux ont continué leur carrière, pas elle qui a payé cher sa gloire révolutionnaire. Mais elle est restée dans l’histoire, pas eux. D’ailleurs, les interprètes actuels c’est quasiment que des chanteurs révolutionnaires. Je ne te laisserai pas sans t’en présenter un autre : Marc Ogeret, lui aussi a mis sa voix au service de la révolution mais il est resté caché derrière les Ferré, Ferrat, et consorts. Mais lui heureusement, on a encore ses enregistrements.
Sur une idée et écriture d’Anouk Colombani
avec Anouk Colombani, Mymytchell, Clémence Fourton (lecture de la Canaille), Colin Faverjon (Le Journal officiel)
Merci à Elizabeth Mara Bossero pour son oreille qui reconnaît tous les instruments : https://myspace.com/bossero/music/songs
Montage et Mixage : Léa Noilhan
Au Piano : Mymytchell.